Khelifa Benamara

Biographie: Né le 25/8/1947 à Aïn-Séfra dans le sud-ouest algérien. Il a exercé des fonctions au sein l’Education Nationale puis en tant que cadre des services extérieurs du Ministère du Commerce. Il exerce actuellement dans le secteur privé. Il fut l'un des ambassadeur littéraire lors de l'année d'Algérie en France. Il est l'auteur de plusieurs romans et ouvrages littéraires.

www.kbenamara.com

Ouvrages:

La Juste Cause : (manuscrit) - Une pièce de théâtre jouée par les Scouts Algériens en 1969.

La Gangrène : ( manuscrit) - roman sur les maux sociaux en Algérie, primé au Concours National de Littérature organisé par la Direction de la Culture de Constantine en 1979.

La Mue : (Roman)  sur les maux sociaux, publié à l’Entreprise Nationale Algérienne du Livre (ENAL, ex-SNED), Alger - 1985.

I – La Mue

ENAL – Alger – 1985 – 317 p.

Dédicace : A la mémoire de mon frère Boutkhil, martyr

Thèmes : fléaux sociaux : corruption, détournements, bureaucratie, piston, laisser-aller, prostitution, drogue, pègre…

 

Extrait du rapport de lecture de l’ENAL : « Ce roman est une véritable saga, la saga de la famille d’un algérien de la région d’Aïn-Séfra, saisie à travers la tourmente de la guerre de libération et à travers les bouleversements qu’a connus le pays depuis l’indépendance. Commençant sur le mode épique avec la relation des combats de l’ALN, le roman s’achève dans une atmosphère de roman policier… C’est à la fois un récit ou plutôt plusieurs récits, l’histoire des différents membres de la famille du moudjahed Si Abdallah, une série d’enquêtes sociologiques (monde de l’administration, du travail, et même des parasites et de la pègre, etc…), l’analyse de la politique suivie par le FLN, et parfois même une incursion dans l’histoire (comme le rappel des fluctuations de la politique algérienne de De Gaulle). C’est dire la richesse, le foisonnement de thèmes qui s’entrecroisent dans ce livre ».

La mue est le changement partiel qui affecte la carapace, la peau ou le poil de certains animaux. En l’occurrence, il s’agit de montrer que la société algérienne, dans son ensemble, a effectué, en un temps record, une mue profonde. Voici comment s’exprime l’un des personnages : « Notre nation a effectué l’une des plus prodigieuses remontées de l’histoire… Nous avons subi la plus effrayante des révolutions : nous sommes passés de l’ère de l’outre à celle du congélateur, de l’ère du silence à celle du téléviseur en couleurs, de l’ère de la carriole à celle du Boeing, de celle du quinquet à celle du néon, de celle de la charrue rustique à celle de la moissonneuse-batteuse ». La mue est aussi la prise de conscience du colonisé qui découvre « la falsification érigée en système de l’histoire de la civilisation vue à travers le prisme occidental, une mystification éhontée ordonnée du cours préparatoire à l’université… La France avait patiemment distillé des cadeaux empoisonnés… le colonisé découvre …l’ampleur du désastre… il mesure la forfaiture de ce maître d’école qui lui dispensait ce savoir truqué, destiné à chanter l’Occident… il efface, il gomme, il substitue… l’idole éclate en mille morceaux… l’homme se retrouve à moitié nu, déchiqueté… il se reconstruit… se réconcilie avec son passé et sa religion ». Un article d’El Moudjahid (19/02/86) note que la Mue est « une œuvre où tous les domaines sociaux sont passés au crible par un auteur qui ne comprend pas les demi-mots ».

L’action commence à Oran avec la famille de Si Abdallah qui habite un petit appartement dans la rue Benamara Boutkhil, tout au haut de Sidi Houari. Après une présentation générale de la famille, il y a un flasch-back qui nous ramène cinquante ans en arrière, à Aïn-Séfra. Abdallah, un jeune agriculteur du ksar est marié à une nomade sédentarisée. Suit une description d’Aïn-Séfra avant la révolution et la paisible vie de Abdallah dans son jardin. En 1956, se déclenche la lutte armée et, deux ans plus tard, Abdallah monte au maquis. Suit une description du maquis de la zone 8 (W5), puis la bataille de Mzi (1960) où Abdallah est blessé. Après un long calvaire, il se retrouve au Maroc. A l’indépendance, son unité s’installe à Oran où notre héros est démobilisé. Il ramène sa petite famille pour exercer la fonction de planton dans une administration. Au fil du roman, nous faisons connaissance avec Zana, la mère, complètement déboussolée à Oran, Khaled, l’artiste, intelligent mais drogué, qui nous livre ses réflexions sur la société de consommation et deviendra un assassin, Halima, sa femme qui suit une mauvaise pente et qui a une fin tragique, Mounir qui, pressé par ses besoins, glisse sur le chemin de la délinquance, Zohra avec ses mésaventures, Abdelkrim, le plus instruit, membre du parti du FLN, qui a de longues discussions idéologiques, notamment sur la question de l’épuration du parti,  avec son ami Ali,…

Bénamara Khelifa

La Parole Étranglée : (Roman) sur les maux sociaux, publié à l’ENAL -Alger - 1990.

La Parole Etranglée

ENAL – Alger – 1990 – 226 p.

Dédicace : œuvre dédiée à « tous ceux qui, de leurs mains, produisent la richesse des nations, cette richesse que la Canaille Omnipotente dilapide de mille façons »

Thème central : Corruption dans l’appareil de l’Etat et détournements de deniers publics

 

L’œuvre commence par une citation de l’écrivain russe Gogol sur les pots-de-vin, écrite au milieu du 19e siècle et qui reste d’actualité. Pour traiter un sujet si sensible sans s’exposer aux foudres de la censure, l’auteur est obligé de prendre certaines précautions : l’action se passe à Birlagâ, une ville du sud d’un pays imaginaire nommé Rajazie. Dans cette ville, les deux gouverneurs successifs de la province se rendent coupables d’une grave atteinte au patrimoine national. Mais l’histoire est racontée à la première personne du singulier et le narrateur, dont on ne connaîtra jamais le nom est un malade qui se bourre de kif à longueur de journée ; ce qui laisse le lecteur perplexe, ne sachant pas s’il s’agit de faits réels où de simples divagations issues de l’imagination débridée du narrateur.

Le roman débute par une rumeur incroyable qui envahit la ville: « Un gouverneur de l’Etat en prison ! » Une chose jamais vue, ni entendue depuis vingt ans d’indépendance. Le narrateur, quant à lui, vaque à ses occupations : il se rend à l’imprimerie où il travaille et nous parle de l’amour, un amour tout à fait platonique, qu’il éprouve pour Hayzia qui travaille, à côté, dans un bureau des assurances. Progressivement, l’auteur expose le mécanisme des marchés publics et le processus de corruption mis au point par les entrepreneurs et les fonctionnaires véreux. Les enquêtes sont menées et, au fil des mois, l’on voit que l’affaire prend de l’ampleur au point d’impliquer, en plus du premier gouverneur, le gouverneur en exercice qui a trempé, lui aussi dans les combines. Vers la fin du livre, on voit les gouverneurs et leurs complices devant le tribunal qui finira par prononcer de lourdes peines.

On se contentera de citer un détail piquant de l’audience : le procureur s’adresse au premier gouverneur : Pourquoi ce surnom de six-pour-cent ? Réponse : je ne sais pas de quoi vous parlez ; jusqu’à preuve du contraire, je me nomme Kraïchi. Le Procureur : je vais vous le dire quand même : on vous a surnommé ainsi parce que vous préleviez systématiquement six-pour-cent sur tous les marchés publics de la province. Le gouverneur inculpé : Vous outrepassez singulièrement vos pouvoirs. Je m’étonne de voir un personnage de votre importance placer un tel sobriquet dans sa bouche… Regardez

ma main : il n’y a plus d’index. Il a été arraché par une balle de l’ennemi… Alors que je grelottais sur les montagnes, vous tétiez encore votre mère. J’ai été officier… j’estime que j’ai droit à un minimum de respect. Réponse du procureur : Vous avez perdu un doigt et vous avez été à deux doigts de perdre votre vie. Je veux bien le croire. Je ne vous demande pas si vous avez été effectivement au maquis ou si vous étiez embusqué à la frontière. Ce n’est pas mon affaire… vous teniez une arme, dites-vous, pendant que je tétais un sein. Quel est mon crime ? Vous faisiez votre devoir et je faisais le mien. Le fait est que vous avez fait payer chèrement à la nation votre participation à la Grande Révolte. Vous avez été honoré, décoré, gratifié d’une pension et nommé à un poste où vous vous deviez d’être probe et rigoureux… j’estime qu’à cause de votre passé justement…,vous êtes doublement coupable.

En marge de cette grosse affaire de corruption, l’auteur développe les péripéties amoureuses du narrateur, montre les bienfaits et les méfaits de la Manne Céleste (le pétrole, source principale de richesse de la Rajazie), les difficultés qu’éprouve le parti unique du RCN à diriger le pays, ainsi que les problèmes engendrés par les élections où les gens vont voter en se basant sur le système tribal.

Selon le rapport de lecture de l’ENAL, cette œuvre est « traversée et tronçonnée par quantité de faits à travers lesquels le conteur donne libre cours à son imagination, malade à force d’être géniale, où des envolées lyriques et des questions métaphysiques le disputent à des explications scientifiques et des conclusions vertigineuses ». Quant aux idées véhiculées, le rapport note qu’il contient une « critique des nantis et défense du pauvre. Hargne contre la corruption. Réflexions ironiques contre le pouvoir ». L’originalité du sujet consiste à « choisir un héros au crâne fêlé, et en faire le narrateur d’une chronique pour exprimer le plus librement du monde, des pensées et des options les plus diverses ». Pour ce qui est de la méthodologie et du style, on lit « la trame centrale constituée par le sujet présente une cohérence certaine… démarche intelligente sur le fond… style riche et expressément pompeux, regorgeant de mots savants. On sent chez l’auteur un talent de conteur ou de chroniqueur émérite… bonne description des mécanismes réglementaires des marchés publics. Les astuces des trafiquants et des corrupteurs sont biens démontées ».

Bénamara Khelifa

Le Songe et le Royaume : (Roman) - version en arabe :El Houlm Oua El Moulk , roman sur l'émir Abdelkader publié aux Editions Dahlab, Alger - 1999. La Saga des Boubekria, essai bilingue sur l’histoire et l’hagiographie du sud-ouest algérien aux 14e, 15e et 16e siècles - Editions Djoudi - Oran - 2002.
Le roman historique Le Songe et le Royaume a été présenté par les Editions Barzakh - Alger - 2003 et est retenu pour être publié dans le cadre de l’année de l’Algérie en France.

 

 

Le Songe et le Royaume

Ed. Dahlab – Alger – 1999 – 171 p. (en arabe)

(traducteur : Kendouci Mohammed)

Ed. Barzakh – Alger – 2003 – 284 p. (en français)

(édité dans le cadre de l’Année de l’Algérie en France)

Thème : la résistance de l’Emir Abdelkader (1832/1847) et celle de Mohammed Ould Ali au sud-ouest (1881/1900)

 

Bien que basé sur des faits historiques, ce roman comporte une grande part d’imaginaire. Il est divisé en deux parties, précédée chacune par la moitié d’une épigraphe en rapport avec les paroles dites à Maheddine, bien avant la naissance de son fils Abdelkader, par un vagabond de passage dans une zaouïa Qadrya des environs de Mascara vers 1807. Après avoir passé la nuit, ce vagabond dit à Maheddine qu’il a fait un rêve où un homme pauvrement vêtu lui remettait un anneau en lui recommandant :  « Prends garde et veille à ne pas l’égarer ! cet anneau est la clé d’un royaume qui sera érigé dans le feu et le sang. Changeant de main, il en annoncera la chute (citation qui ouvre la première partie du livre) ; touchant terre, il en indiquera la limite (seconde partie) ». Puis le vagabond remit un petit anneau de cuivre à Maheddine et s’en alla. Quelques mois plus tard naissait le quatrième fils, Nasreddine, qui deviendra l’Emir Abdelkader.

1ère partie : Le roman débute par la narration du dernier accrochage de la résistance algérienne, en 1900, dans ce qui fut l’extrême limite sud-ouest de l’Emirat de Abdelkader , dans les Monts des Ksour. Puis il y a un flasch back avec retour en 1830. Nous voyons l’invasion française puis l’avènement de l’Emir qui organise la résistance. Après des années de lutte, les Français signent avec lui le Traité de la Tafna en 1837. Deux ans plus tard, la trêve est rompue et la guerre reprend. L’auteur nous parle alors du rêve que fit Abdelkader à Baghdad alors qu’il accompagnait son père en pèlerinage : dans ce rêve, on lui remet un turban, un sabre et un livre (signes du pouvoir, de la puissance et du savoir). Entre-temps, Maheddine tombe malade. Lorsqu’il se rétablit, il donne à son fils l’anneau remis par le vagabond, vingt ans auparavant. Lors du désastre de la bataille de Mouzaïa, en 1840, Abdelkader voit en rêve son sabre enlevé par un rapace. En 1843, il revoit en songe le prédateur qui lui enlève son livre (allusion à l’importante bibliothèque tombée aux mains des Français lors de la prise de la Smala).

L’auteur rapporte ensuite les détails de l’invasion française du sud-ouest en 1847. Lors de son passage dans cette région, alors qu’il se lavait les mains, l’Emir, exténué et amaigri, laisse glisser l’anneau dans une aiguière, anneau qui est plus tard récupéré par l’adolescent Mohamed Ould Ali qui le garde. La même année, l’Emir revoit en rêve le prédateur lui enlever son turban. Après un long examen de conscience dans la solitude, Abdelkader décide de se rendre. La perte de l’anneau et son changement de main indiquent, comme disait le vagabond, la chute de l’Emirat de Abdelkader.

2ème partie : L’auteur reprend pour rappel la narration du combat qui a débuté le roman puis, le flasch back nous ramène à 1848. On voit en œuvre la politique française face aux insurrections de Bou Zian, Bou Baghla, Mohammed Ben Abdallah, Nacer Benchohra, Lla Fatma, puis celles des Ouled Sidi Cheikh en 1864, de Mokrani, Ali Ou Kaci, Cheikh El Haddad en 1871, de Bouamama en 1881. Nous voyons le jeune Mohammed Ould Ali qui possède toujours l’anneau de cuivre perdu par l’Emir, participer à la plupart des batailles du sud-ouest. en 1900, la France décide l’extension du chemin de fer vers le Sahara. Pour cela, il lui faut contrôler les Monts des Ksour. Quatre colonnes sont mobilisées pour encercler de toutes parts le djebel Beni Smir où se trouve le dernier résistant. L’auteur reprend alors le récit de l’accrochage qui a débuté le livre et le termine : Mohammed Ould Ali a perdu l’anneau au cours de sa marche forcée avec son convoi. Les Français arrivent à le blesser. Ils le capturent et le décapitent sur place. C’est ainsi que, comme le disait le vagabond, l’anneau touchant terre, indique la limite de l’Emirat de Abdelkader.

L’intérêt du récit est double : d’une part et malgré l’aspect romanesque, il apporte des précisions historiques concernant la résistance du sud-ouest qu’on supposait terminée avec Bouamama en 1881/1882 et qui a duré jusqu’en 1900. D’autre part, l’introduction de l’imaginaire, à la lueur de possibles motivations non consignées par l’Histoire, permet au lecteur de voir sous un nouvel angle des faits bruts et des personnages héroïques présentés d’ordinaire comme compacts et figés dans des attitudes sans nuances. En ce sens, et de façon générale, le roman historique permet aux héros de descendre de leur piédestal et, tout en accomplissant de grandes choses, de se montrer sous une image humaine.

Bénamara Khelifa

 

La Saga des Boubekria : de sidi Cheikh à Bouamama (du 16 au 20 ème siècle )

Journal d’un Insurgé : (Roman) - Éditions Atelier de création libertaire, Lyon ISBN : 2-9056-9189-1, 2005 ..Roman sur la situation politique en Algérie des année 90.

IV – Journal d’un Insurgé

 

Ed. A.C.L. – Lyon/France – 2005 – 191 p.

Thème : crise politique et troubles sociaux

 

Il s’agit d’un roman, écrit à la première personne du singulier, dont l’action se passe dans un pays musulman non identifié où s’exerce un pouvoir musclé qui s’oppose à toute idée d’alternance, un pouvoir autoritaire incrusté qui a la haute main sur les médias et qui refuse toute ouverture démocratique sérieuse.

Un petit village du sud somnolent est brusquement rattrapé par la terrible réalité que vit le pays, et entre dans le cycle de la violence. Aux attentats organisés par le parti d’opposition qui a pris les armes après l’annulation des élections, répondent les opérations des forces gouvernementales.

Ces actions sont vécues à travers deux personnages : ce sont deux amis aux idées libertaires qui ont longtemps vécu en marge de la vie politique végétative qui caractérisait la société sous le parti unique. Il y a pourtant une différence fondamentale entre les deux hommes : Khatir, qui incarne l’insurgé, sort de sa longue traversée du désert en adhérant au parti de l’opposition, lequel a pris les armes. En optant pour la violence, il franchit la ligne de démarcation. Il monte au maquis et prend des notes au cours de ses pérégrinations : et ce sont ces réflexions et ces considérations générales qui vont constituer le Journal d’un Insurgé qu’il va envoyer à son ami, une semaine avant d’être capturé par les forces gouvernementales. Dans ces notes, Khatir donne la justification de son choix de la violence et développe ses idées politiques.

L’autre personnage, Khaled, celui qui reçoit les notes de l’insurgé, est le narrateur. Lui aussi est, par principe, opposé au régime en place. Mais, il désapprouve fortement le choix de son ami car il n’est pas question de substituer une violence à une autre. Pour Khaled, son ami s’est mis « au ban d’une humanité qu’il prétend défendre ». Alors , faut-il baisser les bras ? se demande Khaled. Oui, provisoirement, le temps d’une génération intermédiaire car il     « privilégie la paix sur la liberté ». Il pense qu’il faut se cantonner dans l’attente. Il croit en la vertu du temps et pense qu’il y a une solution pour ce qui apparaît aujourd’hui comme une quadrature du cercle. Le problème est qu’on cherche à copier l’Occident au plus vite sans payer le prix, sans subir les souffrances qu’il a subies durant les deux siècles passés. Pour Khaled, il n’y a pas d’autre issue que l’attente. L’évolution progressive des mentalités entraînera fatalement la victoire de la démocratie.

La finalité de cette œuvre de fiction est de faire entendre la voix des autres et non seulement la voix des officiels. Que pense l’autre ? Pourquoi en est-il arrivé là ? Pourquoi est-il attiré ou a-t-il basculé dans la violence ? La finalité du récit est de chercher à faire connaître les pensées de celui qui est de l’autre côté de la barrière, pour tenter de réduire ce qui est qualifié dans le roman de « mécanisme d’incompréhension », cette chose terrible qui a provoqué la fracture sociale et amené la nation au bord de l’implosion.

En arrière-plan de toute la partie politique, la description, riche en détails d’un bled minuscule, niché au milieu des dunes, entre la steppe et le grand désert, un bled figé dans le temps que ses orgueilleux habitants prennent pour le nombril du monde. En plus de leurs nombreux défauts, ces gens avides et ignares finissent par  « déterrer leurs propres morts et détruire leur propre ksar ». Les habitants sont d’autant plus éprouvés que Zarra, un  garde champêtre plein de rancune, profite de la situation politique exceptionnelle pour utiliser tous les moyens dont il dispose en vue de se venger de ses concitoyens qui lui ont fait subir plusieurs vexations par le passé.

Bénamara Khelifa

 


Présentation

« C’était donc là une lettre de Khatir reçue le jour même où il allait être enterré. Le cachet apposé indiquait que la lettre avait été enregistrée une semaine auparavant, quelques jours avant la capture de Khatir. J’essayai maladroitement de déchirer un coin de l’enveloppe mais n’y parvins pas à cause du scotch qui ne voulut pas céder. Je m’emparai du coupepapier et éventrai nerveusement l’enveloppe. Une autre enveloppe apparut, plus petite, placée à l’intérieur d’une feuille de papier à lettre ordinaire pliée en deux. Sans m’attarder à lire le contenu de la lettre qui commençait par une date et un « Cher Khaled » conventionnels, je me saisis de nouveau du coupe-papier et, fébrilement, déchirai la seconde enveloppe d’où s’échappa une liasse de feuillets retenus au coin par une agrafe. Sur la première page, je lus, en haut, sur une seule ligne, le nom de mon ami puis, au milieu, sur trois lignes et en gros caractères : Journal d’un Insurgé. »

Kh B.

Dans les journaux


Le Jeune Indépendant 14 juin 2005
Un monde kafkaïen

Khelifa Benamara vient de publier un nouveau roman aux éditions Atelier de création libertaire, portant le titre Journal d’un insurgé. L’histoire de ce roman se déroule dans une ville d’Algérie, dans un climat austère où les êtres ressemblent à des funambules agissant dans l’ombre.
Ici, la mort plane partout. L’auteur retrace à sa manière une période difficile qu’a connue l’Algérie…le terrorisme avec toutes ses horreurs. Il est question d’une lettre de Khatir, reçue le jour où il allait être enterré.
Le cachet apposé indique que la lettre avait été enregistrée une semaine auparavant, quelques jours avant la capture de Khatir. L’auteur décrit minutieusement ce moment fatidique et troublant, lorsqu’il ouvre cette lettre peu ordinaire.
«J’essayais maladroitement de déchirer un coin de l’enveloppe mais n’y parvenais pas à cause du scotch qui ne voulut pas céder. Je m’emparais du coupe-papier et éventrais nerveusement l’enveloppe. (…) Sur la première page, je lus, en haut, sur une seule ligne, le nom de mon ami puis, au milieu, sur trois lignes et en gros caractères : Journal d’un insurgé».
Il s’agit donc d’une histoire de deux amis épris d’idées libertaires et réfractaires à tout pouvoir contraignant, vivant dans un pays ravagé par une crise politique. L’auteur décrit la période de l’annulation des élections et toute cette décennie noire où des milliers d’Algériens ont été assassinés par la horde terroriste.
C’est la mort, la peur, les cimetières. Khatir fait partie de ces individus qui ont été pris de haine contre leur pays et contre les Algériens, d’une manière générale, c’est un terroriste. Il y a aussi Khaled, un personnage clé du roman et qui est à l’opposé de celui-ci.
L’auteur tente ici de donner la parole à ces personnages, ayant chacun sa propre vision sur cette crise. En arrière-plan, la description foisonne de détails, parfois féroces, dans ce petit monde fait souvent par de minables personnes qui tentent d’exprimer leurs complexes et leurs frustrations par des vengeances.
C’est dans cette anarchie et ce désordre justement que ces petites personnes ont vu le jour, comme disait Nietzsche : «Plus on est petit, plus on prend de la hauteur pour ceux qui ne savent pas voler.» Khelifa Benamara a publié plusieurs ouvrages dont la Mue, la Parole étranglée, la Saga des Boubekria, Maraboutisme, Saints et Charismes dans le Sud-Ouest, et Destin d’Isabelle Eberhardt dans le Sud algérien : amour, mystique et mort violente, à paraître aux éditions Barzakh.
Ecrit dans un style kafkaïen, Journal d’un insurgé raconte l’histoire vécue par des Algériens durant la période noire.

B. R.



Le Soir d'Algérie 16 juin 2005
Khelifa Benamara : le romancier de la steppe est de retour

L’auteur de La grande mue et de La parole étranglée resurgit de l’univers poussiéreux de la steppe. Khelifa Benamara, le romancier des ksars, revient cet été chatouiller les mémoires austères. Son nouveau roman Journal d’un insurgé replonge le lecteur dans un passé douloureux où la violence du verbe étouffe parfois le cliquetis des armes.
Le Journal d’un insurgé est un œuvre de fiction mais qui a le mérite d’être réaliste, c’est l’histoire de “deux amis épris d’idées libertaires et réfractaires à tout pouvoir contraignant qui vivent dans un pays ravagé par une grave crise politique où le régime autoritaire incrusté depuis des décennies est vivement contesté par une opposition aux tendances totalitaires”.
Khatir l’insurgé franchit “la ligne de démarcation”, entre dans l’engrenage de la violence et cherche à la justifier. Pour Khaled, qui est pourtant un opposant irréductible au régime, il n’est pas question de substituer une violence à une autre. En privilégiant la voie de la violence, Khatir s’est mis au ban d’une humanité qu’il prétend défendre. Khaled “privilégie la paix sur la liberté” et mise sur le facteur temps et l’évolution progressive des mentalités qui entraînera fatalement la victoire de la démocratie.
L’auteur dans cette œuvre de fiction tente de faire entendre un autre son de cloche que celui du sempiternel discours officiel, pour réduire le mécanisme d’incompréhension qui a provoqué la fracture sociale et amené la nation au bord de l’implosion. Khelifa Benamara, cette fois-ci, a provoqué du fond des dunes de sa steppe natale non pas une tempête de sable, mais une cascade de réalités que le lecteur découvrira dans “un bled minuscule” et figé dans le temps que ses habitants présomptueux prennent pour le” nombril du monde”.
Dans ce pays livré au silence des cimetières, les gens déterrent leurs propres morts et détruisent leurs propres ksars. Dans le Journal d’un insurgé, les nouveaux Huns sont passés dans la steppe.

M. Zenasni

Aperçu Historique du Haut Sud-Ouest Algérien (T I) : avant l’Islam (de la préhistoire au début du 8e siècle), bilingue, est sous presse aux Editions Djoudi - Oran.

Isabelle Eberhardt et l'Algérie : (Biographie) - Éditions Barzakh, Alger, 2005

Présentation

"Ne peut-on, un siècle après la mort d'Isabelle Eberhardt (...), dépasser notre nationalisme chatouilleux, et accepter la coreligionnaire, la concitoyenne, qui a abandonné la Suisse pour venir, chez nous, embrasser l'Islam et adhérer à l'ordre mystique le plus prestigieux du monde musulman; ne peut-on accepter et redécouvrir sereinement l'écrivain sensible qui, le premier, a su poser un regard différent et restituer avec une grande authenticité l'âme des plus humbles Algériens de la période coloniale ?"

Kh B.

Qui était donc Isabelle Eberhardt, cette suisse d'origine russe naturalisée française, irrésistiblement attirée par l'Algérie ? Cette jeune femme qui se déguisait en homme était-elle seulement une originale, une adepte de l'errance et de la solitude ? Fut-elle espionne pour le compte de la France ? Autant de questions ...
Fascinée par l'Islam, elle apprit l'arabe, entra dans l'ordre mystique des Qadrya. Elle fut également journaliste, une écrivaine prolifique. Elle aima tant l'Algérie qu'elle y périt le 21 octobre 1904, à Aïn Séfra, emportée par un oued en crue.
Nombre d'ouvrages ont été consacrés à Isabelle Eberhardt. Dans leur sillage, Khelifa Benamara, né dans l'habitation même où elle mourut, nous livre une biographie captivante. Son talent de conteur mêle rigueur historique et narration fluide. Il raconte les pérégrinations d'Isabelle, ses amours, sa foi, ses erreurs, sa solitude. L'écriture est sans complaisance. Enflammée, alerte, elle dit la fascination mais surtout l'attachement qu'inspire cette jeune femme au destin peu ordinaire.

 

Hommage à d’Isabelle Eberhardt

Un siècle après sa disparition (1904-2004)

Dr. Mohamed Rochd*

 

Cela fait maintenant plus d’un siècle qu’Isabelle Eberhardt est morte, victime de la crue de l’oued, le vendredi 21 octobre 1904, et exactement cent ans, d’après la plupart des biographes, que son premier ouvrage posthume, Dans l’ombre de l’Islâm, a paru[1]. Mais cette figure inhabituelle de femme et d’écrivain singulier continue de susciter articles et ouvrages. Si la célébration du centenaire de sa disparition a été marquée par des journées d’études et aussi des publications ou plutôt des rééditions de circonstances, à part un ouvrage inédit, Isabelle Eberhardt ou le rêve de liberté, en 2003[2], 2006 va être une année faste, puisque pas moins de quatre ouvrages nouveaux ont été édités ou sont sur le point de l’être, dont deux en Algérie.

 

Revenons sur les quelques rééditions d’avant le centenaire. D’abord, la monumentale biographie d’Edmonde Charles-Roux, Isabelle du désert, (Grasset) qui a redonné les deux tomes, Un désir d’Orient et Nomade j’étais, avec l’ajout d’illustrations. Personnellement, nous aurions aimé que la biographe revoie quelques aspects contestables : les circonstances de la mort et la découverte du corps de l’écrivain, l’intrusion de Mohammed Taïeb, dignitaire kadri, qui était allé arrêter trois des meurtriers du marquis de Morès en Libye - affaire où Isabelle Eberhardt était quelque peu mêlée - et la période algérienne de l’héroïne (2 ans et 9 mois), qui a été un peu escamotée. Malheureusement, l’auteur n’a pas pensé à remanier ces passages de valeur insuffisante. Néanmoins, telle qu’elle existe, cette biographie d’Isabelle Eberhardt est de loin la plus complète et la plus fouillée.

 

La réédition de l’œuvre de l’écrivain chez Joëlle Losfled souffre de défauts bien plus importants. C’est simplement la reproduction des Ecrits sur le sable défaillants, tomes I et II parus chez Grasset, respectivement en 1988 et 1990, en cinq volumes, aux titres remaniés, Au pays des sables, Journaliers (2002) Amours nomades et Sud-Oranais (2003) et de Silhouette d’Afrique (ce dernier non paru à ce jour). Bien que les deux éditeurs, Jean-Marie Huleu et Marie-Odile Delacour, réclament la fidélité aux manuscrits ou aux textes parus dans les journaux de l’époque, leurs versions naviguent entre la reprise de quelques manuscrits et de celles publiées par le premier éditeur, Victor Barrucand.

 

Le tome I, regroupant récits, notes et journaliers, est le plus infidèle. Que ce soit Sud-Oranais où il manque six chapitres du manuscrit[3], et deux autres, essentiellement écrits par l’écrivaine[4], tandis que trois derniers[5] ne doivent rien à la plume d’Isabelle Eberhardt ou le récit « Vers les horizons bleus », trop distant des cahiers manuscrits du fonds I.E des Archives d’Outre-Mer d’Aix-en-Provence ou encore Les journaliers(journal intime publié par René-Louis et dont on ne dispose plus du manuscrit), tous ces écrits portent, en ce qui concerne les deux premiers, d’importantes modifications de Victor Barrucand, et le troisième plus de soixante-dix erreurs de déchiffrage de Doyon. Pour le cas précis de Sud-Oranais, comment peut-on revendiquer la fidélité au manuscrit, alors que ce dernier, consultable aux Archives d’Outre-Mer, est incomplet ? Ce problème n’a même pas été signalé par les deux éditeurs. Une édition critique de Sud-Oranais va faire le point sur cette œuvre, certainement la plus accomplie de l’écrivaine.

 

En ce qui concerne le tome II d’Ecrits, regroupant nouvelles et roman, le travail d’épuration est encore insuffisant, puisque, pour les premières, nous sommes parvenu au résultat suivant : la moitié d’entre elles est d’une fidélité presque totale (entre Zéro et neuf modifications par rapport aux manuscrits ou aux manuscrits ou aux versions parues du vivant de l’auteur) et l’autre moitié d’une exactitude très relative, avec un quart d’entre elles très contestable (entre cinquante et plus de cents remaniements). Quant au roman Trimardeur, si l’on constate l’élimination de nombreuses interventions de V. Barrucand, le texte n’est par tout à fait fidèle aux manuscrits, parce que la version proposée élimine complètement le dernier état du manuscrit disponible (celui d’Aïn-Séfra) à Aix-en-Provence.

 

Finalement, Isabelle Eberhardt ou le rêve du désert (texte de Catherine Sauvat et photographies de Jean-Luc Manaud) a été le seul ouvrage inédit précédant le centenaire. Soulignons que l’ensemble des photos (cartes de l’époque et prises de vue actuelles) est bien choisie et relativement pertinente. On peut cependant déplorer l’absence de vues sur Bechar et Kenadsa, ce qui est dommageable quand on connaît l’importance de ces deux localités dans Sud-Oranais. Si la tentative de ressusciter les traces d’Isabelle Eberhardt de Marseille en 1897 en Tunisie et en Algérie (et aussi au Maroc) est bien menée, il y a quelque erreurs dans le texte et un parti pris de célébrer l’exotisme des « lieux magiques ». La seule citation des chapitres permet de le constater, même si leurs intitulés sont souvent repris d’expressions d’Isabelle : « Le rêve d’un vieil Orient resplendissant et morne », « La révélation d’une âme », « Ce pays âpre et splendide », « Le soleil me tente et la route me reste ». Citons quelques erreurs manifestes : voyage d’Isabelle Eberhardt en 1898 à Alger, photo d’Isabelle en costume de marin à 18 ans et datée de 1901 (c’est-à-dire à 24ans), découverte du désert à 20 ans, alors que c’est Bône et sa région qu’elle découvre à cet âge-là et le Sahara deux ans plus tard. Mais ce qui est encore plus regrettable, c’est de reproduire le roman de la fuite de la mère, avec le précepteur (ex-pope) à travers la Turquie et l’Italie, aventures dont Edmonde Charles-Rous a montré l’absence de fondements réels. Appeler Alger « la grande Azurée », est un contresens manifeste, car Isabelle dénommait ainsi la Méditerranée, comme le montre l’extrait des Journaliers, à la date du 21 janvier 1902 : « Enfin, le rêve du retour d’exil s’est réalisé, nous voilà, une fois de plus, au grand soleil éternellement jeune et lumineux, sur la terre aimée, en face de la grande Azurée murmurante[6] ».

 

 

Dans l’ensemble du commentaire, on décèle un défaut, important mais inévitable, pour tous ceux qui écrivent sur une écrivain auquel ils n’ont pas consacré de recherches personnelles de fons : Catherine Sauvat croit sur parole les Huleu et Delacour (ce qui va entraîner à attribuer à Isabelle Eberhardt des citations qui ne sont nullement de sa plume : par exemple elle finit en disant « Elle s’en va en galopant rapidement au loin », fin directement inspirée de la plume de V. Barrucand) et à attribuer à la seule plume de l’écrivain ce qui est redevable de l’influence de tel ou tel autre écrivain. Ainsi en est-il des citations de l’œuvre de jeunesse qui sont directement redevables de la prégnance de Pierre Loti, qui est juste évoquée par une courte phrase. Mais contrairement à ce que C. Sauvat affirme, Loti, n’a jamais raconté dans le Roman d’un spahi, « ses virées dans le bas-fonds d’Istanbul » pour la simple raison que ce roman se situe à Saint-Louis et au Sénégal (ces balades sont évoquées dans Aziyadé- erreur grossière qui souligne une défaillance littéraire de l’auteur).

 

On peut également regretter des coupures de citations, maladroites ou même intempestives. Ainsi p.53, C. Savat déplore « à Alger la foule dense, forcément bruyante qui finit par ne plus savoir trouver son propre souffle d’apaisement » et passe sous silence la suite : « De plus en plus, je hais férocement, aveuglement, la foule, cette ennemie née du rêve et de
la pensée. C’est elle qui m’empêche de vivre à Alger, comme j’ai vécu ailleurs
» (Mes journaliers du 8 juin 1902). La même censure se remarque à propos du passage relatif à l’installation à Bône où Isabelle déclare que « les musulmans l’ont reçue à bras ouverts et [qu’elle] ne conna-[ît]
pas encore un seul Français ni Française
» mais Sauvat s’abstient adroitement de donner la suite qui heurte les nostalgiques de la colonisation et est sujet à polémique : « Ce qui m’écoeure ici, c’est l’odieuse [souligné par I.E] conduite des Européens envers les Arabes, ce peuple que j’aime
et qui, Inch’Allah, sera mon peuple à moi
[7] ». En conséquence, face à la dimension onirique et mystique d’Isabelle Eberhardt, il y a également
une Isabelle combative, défendant les musulmans, le naïb d’Ouargla, les coutumes autochtones, et qui s’interroge sur le colonialisme, aspects largement passés sous silence par l’auteur !

 

Notre appréciation d’ensemble est partagée : excellente et magnifique mise en page, avec un texte aéré, qui colle aux illustrations, mais quelques erreurs de jugement : fausse fidélité des versions proposées par Grasset à travers les Ecrits, reprises d’élucubrations sur les circonstances de la venue en Suisse de la mère d’I.E., quelques méprises biographiques et une tendance à n’envisager l’œuvre que sous son angle poétique : célébration d’une civilisation, d’une terre plus rêvée que réelle. L’œuvre d’Isabelle Eberhardt n’est-elle que révélation d’une terre différente et d’habitants autres que ceux de l’Europe ? Pour nous, certainement bien plus : compréhension profonde de l’Islâm populaire, confrontation d’une personnalité avec une culture autre, interrogation sur la pérennité des cultures, opposition entre tradition et modernité, hiatus du colonialisme et recherches de valeurs intemporelles.

 

En France sont sur le point de paraître deux essais, l’un intitulé Isabelle Eberhardt, aux éditions Chèvre-feuille étoilée et l’autre, Isabelle Eberhardt, une renaissance arabe, chez Maisonneuve et Larose. Du premier, nous ignorons le contenu, tandis que le second aborde les
sept dernières années de la vie de l’écrivain, en s’interrogeant sur le rôle et la place de la religion. D’après l’auteur, Isabelle Eberhardt était persuadée qu’un Islâm tolérant pouvait accorder à la femme un certain épanouissement. Vaste programme ! Personnellement, nous ne voyons pas par quels écrits Isabelle Eberhardt soutenait pareilles idées. Si elle évoque souvent l’Islâm à travers Mes journaliers, elle le fait en parlant de sa foi, de son désir de se consacrer à l’Islâm, mais jamais elle ne fait la liaison entre sa féminité et sa position au sein de la religion. A priori, la thèse de l’auteur nous intrigue fort, puisque nous ne voyons pas grâce à quels écrits, on peut arriver à pareille déduction.

 

En Algérie va paraître l’édition critique de Sud-Oranais, ouvrage qui donne enfin, un siècle près le parution en librairie des ouvrages polluées Dans l’ombre chaude de l’Islâm et notes de route, le vrai texte de cet ultime récit de voyage, ou du moins le texte approximatif pour les neuf chapitres manquant au manuscrit[8]. En tout cas, le résultat de ces recherches est bien différe de ce que les deux éditeurs, M.-O. Delacour et J.-M. Huleu qui prétendent se référer au manuscrit, ont livré dans Ecrits sur le sable, tome I et dans la réédition chez J. Losfeld. L’édition critique enrichit la version par cinq chapitres inédits, redonne la vraie structure de l’œuvre et élimine plus de trois mille modifications du premier éditeur, Victor Barrucand, qui sont encore présentes dans les rééditions actuelles, tout en étant accompagnée d’un appareil critique et de notes qui permettent au lecteur actuel de comprendre ce récit du début du XXè siècle, puisque beaucoup de personnages, de lieux évoqués, d’événements se sont effacés de l’horizon d’un lecteur moyen de notre époque. A tous le points de vue, c’est un travail qui renouvelle l’œuvre d’Isabelle Eberhardt, en l’apurant des atteintes du temps et des manipulations plus ou moins volontaires et intempestives des éditeurs.

 

Un dernier ouvrage, une biographie, Isabelle Eberhardt et l’Algérie, a paru l’an passé aux éditions Barzakh et est due à Khelifa Benamara. De ce travail, nous avons aimé et apprécié trois passages : l’avant-propos où l’auteur raconte avoir aperçu un fantôme, celui d’Isabelle Eberhardt – car celui-là est né et a grandi dans la maison reconstruite où l’écrivaine
est morte-, le long développement sut la mystique musulmane (pp. 69-74) et l’épilogue où il narre le témoignage de Goumiri, le jeune employé d’Isabelle Eberhardt, quand elle logea en mai 1904 dans une maison, près du ksar.

 

Malheureusement, disons-le franchement, ce travail nous a déçu, parce que, d’une part, c’est souvent une compilation des biographies existantes et, d’autre part, il s’abstient de toute référence précise dans les faits avancés. C’est le comble pour un travail qui se prétend objectif. La biographie est partagée en trois parties : I. Eberhardt avant sa venue au Sud-algérien (1877-1899), -Isabelle la Russe dans le Sud-est algérien (1899-1901), - Isabelle la Française dans le Sud-ouest algérien (1902-1904) et chaque partie divisée en cinq ou quatre chapitres. Déjà cette simple citation donne la tonalité de l’ouvrage : Isabelle Eberhardt se comporte comme une citoyenne française et même, d’après l’auteur, comme un ardent défenseur de l’entreprise coloniale de son pays d’adoption ! Tout cela est affirmé haut et fort sans pour cela être soutenu par des preuves, vaguement cautionné par une soi-disant enquête locale, puisque l’auteur est d’Aïn-Séfra. Réglons d’abord le compte à la prétendue assertion qui prétend qu’ Isabelle Eberhardt était appelée Mahmoud par les gens. Tout dans son œuvre prouve que les contemporains l’ont toujours nommée « Si Mahmoud », simplement parce qu’elle se disait appeler ainsi et que le savoir-vivre de l’époque respectait le simulacre. Elle le dit explicitement dans un chapitre de la première version de Sud-Oranais, à l’issue de son séjour de deux mois à Beni-Ounif, en parlant des mokhaznis, « les compagnons de [ses] promenades et de [ses] veillées » : « Si Mahmoud, disaient-ils, reste parmi nous. [..] Ils savaient bien, par tant d’indiscrétions européennes que Si Mahmoud était une femme. Mais, avec la belle discrétion arabe, ils se disaient que cela ne les regardait pas, qu’il eût été malséant d’y faire allusion ; et ils continuaient à me traiter comme aux premiers jours, en camarade lettré et un peu supérieur ». Et n’en déplaise à certains, cet état de fait s’est poursuivi jusqu’à sa disparition.

 

A propos de son déguisement et de son parler arabe, l’auteur soutient : « Elle peut leurrer un Européen mais pas un autochtone » (p.98). Pourtant, Isabelle Eberhardt a bien « leurré » le cheikh de la Zâouïa de Kenadsa et tout son entourage puisqu’elle écrit : « Je ne la verrai jamais, cette Lella toute-puissante [la mère du cheikh …] puisque je suis Si Mahmoud, et qu’on continue à me traiter comme tel : si même, grâce aux indiscrétions de Béchar, on a des soupçons, on se gardera bien de me le faire sentir, car ce serait gravement manquer à la politesse musulmane »[9]. De plus, même si Khelifa Benamara doute de ces paroles, il faut lui rappeler qu’après le décès d’Isabelle Eberhardt, quand des journalistes vinrent s’enquérir de son passage à Kenadsa, le cheikh n’arrivait pas à croire à la réalité du déguisement et affirmait : « Ici nous connaissons Si Mahmoud et nous n’avons rien à lui reprocher, car il s’est conduit d’une manière exemplaire ».

 

Pour montrer le parti pris, relevons deux autres affirmations gratuites. Ainsi lit-on, à la page 57 : « L’inconvénient majeur qu’entraîne cette situation ambiguë [celle de femme déguisée en homme] est l’impossibilité de fréquente les mosquées ». Que fait l’auteur du chapitre « Prière du vendredi » (Sud-Oranais, pp. 169-172) où il est écrit : « Aujourd’hui vendredi, course à la mosquée, pour la prière publique […]. La prière finie, je reste avec les tolba et les marabouts, qui psalmodient encore les litanies du Prophètes » ? Où est la gêne des musulmans ? Aucune, puisque Si Mahmoud était perçu comme un homme. Il y a un passage encore plus éclairant, pris de la lettre du 13 octobre 1897 à Ali Abdul Wahab, un ami tunisien, alors qu’Isabelle Eberhardt était à Bône(Annaba) et qui raconte sa participation « à l’inauguration d’une école musulmane particulière, dans une tribu bédouine, les kharési » (Ecrits intimes, p.106). La jeune femme, ne parvenant pas à s’endormir parmi les femmes, se rhabille et sort rejoindre les jeunes hommes qui montaient la garde : « Les jeunes talebs de la tribu m’entourèrent, avec ce grand respect très doucement fraternel que les Arabes témoignent aux femmes instruites, et, en chœur, nous nous remîmes à réciter des sourates du Coran, dans ce silence infini de la campagne morte. Et à l’heure de la prière de l’aube : « Alors, nous nous levâmes et nous commençâmes cette prière musulmane plus belle que celle des autres peuples de la terre […] ».Voici encore une phrase qui aurait dû inspirer le biographe : « Comme tu étudies l’Islâm, fais la prière avec nous, plutôt qu’avec les femmes [écrire en arabe], m’avait dit le fils du cheikh, si Mahmoud »[10].

 

Mais ce qui m’a encore plus choqué, c’est de lire : « Ce qui est sûr, c’est que, par son comportement excentrique, perçu souvent comme une attitude provocante, Isabelle, ignorante des us et coutumes de sud [sic] ait contribué, d’une certaine façon à son agression » (p.109) ! Il s’agit de l’agression de Behima, le 29 janvier 1901, au cours de laquelle un musulman a tenté de tuer Isabelle Eberhardt, avec un sabre et a réussi à la blesser sérieusement au bras gauche. Bref, on renvoie la responsabilité de l’acte à la victime et non à l’agresseur !

 

Par ailleurs, nous avons relevé pas moins de onze erreurs biographiques, plus ou moins graves. Isabelle Eberhardt n’a jamais fréquenté la Faculté de médecine de Genève, elle n’a pas appris l’arabe dès 1894, mais à partir de 1895. Elle n’était pas en voyage lors du suicide de son demi-frère Vladimir, car elle a de suite envoyé un télégramme, le 14 avril 1898, informant Ali Abdul Wahab du décès. La liaison avec Slimène n’était pas une simple passade et en mars 1901, Slimène n’est pas muté à Marseille, mais à Batna. De plus, après sa découverte d’El-Oued en août 1899, elle n’a pas décidé de suite d’y revenir : c’est l’interdiction de se rendre à Ouargla, en juillet 1900 qui la décide de revenir à El-Oued. Avant son départ de France, elle écrit bien qu’elle voudrait aller à Ouargla, comme elle l’écrit le 16 juillet : « C’est probablement à Ouargla que j’irai » et la phrase qui révèle l’opposition de l’armée est du 31 juillet : « Ce soir, si le bureau arabe ne s’y oppose pas, je partirai pour El-Oued ».

 

Isabelle Eberhardt a sans conteste dépassé le stade primaire
de la croyance : la réflexion qu’elle développe le 23 juillet 1901 autour de la chahada et de bismillahi a un caractère très élevé et ne peut être qualifiée de primaire. Concernant son Islâm, écrire qu’en « toute chose, il faut s’attacher à trouver d’abord ce qu est divin : l’Immanence divine et éternelle » n’est pas une réflexion élémentaire, mais témoigne d’une spiritualité élevée. D’autres réflexions témoignent de l’élévation de pensée et de la conduite d’ Isabelle Eberhardt, comme le passage développé le 27 août 1901 : « Pour tout résumer, je pardonne tout, et c’est bien à Lui [Dieu] à juger. J’ai fait et ferai jusqu’au bout mon devoir humain et envers celle [sa mère] qui n’est plus. J’ai eu des torts envers elle et envers Vava [Trophimwski, l’ancien précepteur et compagnon de la mère]. Torts involontaires, certes, mais qu’il faut racheter en marchant droit, en faisant le bien pour le bien et pour Eux [son demi-frère Augustin et sa femme] et non pour la reconnaissance de ceux à qui je le fais ». Continuer à rendre le bien malgré l’aveuglement des autres, le faire en n’escomptant aucune récompense, pardonner, à son agresseur, l’adopter comme frère ne sont pas des conduites habituelles et témoignent d’une grandeur de caractère exceptionnelle. Ce n’est pas en insistant sur quelques faux pas, que l’on restitue la force de caractère et la singularité d’un personnage. A cet égard, il faut connaître le témoignage des contemporains. Celui de Robert Randau, après sa disparition, ami de Ténès et écrivain, est éloquent. Rarement, j’ai lu une preuve aussi éclatante de la bonté d’une personne.

 

Se pose aussi la question de savoir ce qui est primordial à propos d’un écrivain. Sa fonction n’est nullement d’être un saint, d’atteindre la perfection morale. Ce que l’on lui demande, c’est de témoigner, de livrer une compréhension du monde qui nous fasse réfléchir, de nous proposer des expériences inédites ou singulières, une richesse de discernement qui nous élève. Rousseau était un mauvais père, sujet à la manie de la persécution, mais cela n’enlève rien à l’œuvre qui vise « à faire se rejoindre réalité intérieure et image sociale ». Gide était homosexuel, mais qui saurait rester insensible à la quête de soi et à la recherche de vérité dans Si le grain ne meurt. Céline faisait preuve d’un antisémitisme presque viscéral, cela n’altère en rien la lucidité de Mort à crédit qui raconte l’inéluctable faillite des milieux de son époque.

 

D’autre part, dans cette biographie, on décompte de nombreux manques qui auraient bien mieux éclairé la spécificité de l’œuvre, dont il n’est presque pas question, en dehors de rappel d’écrits de l’écrivaine, que d’autres ont déjà fait et en soulignant avec beaucoup de brio leurs qualités. D’abord l’écriture d’Isabelle Eberhardt ne doit presque rien à Lydia Pachkov, correspondante et voyageuse russe des années 1890. Par contre, elle a été profondément et durablement influencée par Pierre Loti. C’est d’ailleurs cette prégnance qui explique en partie la sympathie et l’attirance de l’Islâm. Celui qui lui a fait prendre conscience de cette dépendance est Eugène Brieux, homme de lettres et dramaturge célèbre en 1900. C’est également ce dernier qui lui est venu au secours financièrement durant l’été 1901. Tout cela n’est même pas évoqué.

 

Khelifa Benamara omet aussi de préciser qu’Isabelle Eberhardt est arrivée à El-Oued, en août 1899, au crépuscule, moment essentiel quant à la manière dont elle a perçu le pays. Après le procès de son agresseur et son expulsion en juin 1901, il ne signale pas que Slimène a obtenu un congé et a pu accompagner sa fiancée jusqu’à Marseille. Dans cette ville, il ignore aussi que le colonel de Rancougne, qui est intervenu pour obtenir la permutation de Slimène, est allé jusqu’à envoyer son propre neveu pour permuter avec l’intéressé. Même le problème de la conversion d’Isabelle Eberhardt est traité rapidement. Jusqu’à preuve du contraire, on ne connaît aucun document, ni témoignage qui indique qu’elle s’est convertie à l’Islâm, en été 1897. Peut-être n’y eût-il aucune cérémonie et qu’Isabelle fût devenue musulmane en même temps qu’elle a été initiée comme kadrïya, en été 1900 ?

 

A tout cela, il faut ajouter des erreurs historiques. Les Français
ne s’installèrent pas à Ain Sefra à cause du soulèvement de Bouamama, mais ce dernier se révolta, car il savait qu’ils allaient s’y installer. D’ailleurs, un officier en mission à Tiout pour fixer le point d’installation renseigna les autorités sur les premiers mouvements du marabout. D’autre part, le biographe active le mythe des tribus irréductibles et a une perception de la situation fortement manichéenne. La résistance à l’occupation dépendait d’un patriotisme local et de l’attachement sentimental à la terre des aïeux et Mohammed Harbi a raison d’affirmer : « Certains auteurs ont parlé de nationalisme. Ce mot n’est pas adéquat, car les réactions algériennes se rapportent davantage à une vision communautaire et culturaliste qu’à l’idée de nation[11] ». De plus, la fin de la révolte des Ouled Sidi Cheikh privait le sud-ouest algérien de tout moteur efficace.

 

Khelifa Benamara avance : « les archives des Territoires de commandement disponibles ne sont pas complètes et n’ont pas livré tous leurs secrets » (p.230). Par ce que j’en sais, je suis persuadé que les surprises qu’il en attend soient bien désagréables pour ceux qu’il traite de tribus irréductibles. En tout cas, en 1904, certains Douï-Menia s’étaient déjà nettement positionnés en faveur de l’occupant et cela les archives le prouvent amplement. Pour Lyautey, il fait erreur quand il affirme que celui-là communiquait directement avec le ministre, sans d’ailleurs préciser lequel ; il le faisait avec le gouverneur général, mais il était tenu d’informer en même temps la hiérarchie militaire.

 

Deux derniers points montrent à quel point, le biographe ne retient que ce qui l’arrange. Selon lui, c’est au cours du rapide voyage
de février 1904 que tout a été arrangé entre Lyautey et Isabelle Eberhardt en ce « qui concerne se futures missions » ! D’abord, il
est erroné de dire que ce déplacement vient de l’initiative de Lyautey. C’est Victor Barrucand qui voulait découvrir la région et il a naturellement demandé à sa collaboratrice de l’accompagner.D’ailleurs, le journaliste renouvellera un autre déplacement au cours de ce même mois de l’année suivante pour aller se recueillir sur la tombe d’Isabelle Eberhardt. Et le reste est à l’avenant : le second long séjour n’est pas non plus une sollicitation du général, mais un vœu d’Isabelle Eberhardt, qui s’est alors assurée du soutien financier de la Dépêche algérienne et ce qu’on lit dans la biographie, soutenant que l’écrivain « promet d’écrire un recueil de textes qui sera dédié à Lyautey et publier par l’Akhbar » n’a aucun fondement réel. Les premiers textes sur ce séjour sont effectivement publiés par La Dépêche algérienne.

 

Le biographe a une manière particulière de manier les citations et les témoignages. Ainsi de la citation de Lyautey concernant son appréciation d’Isabelle Eberhardt, il coupe après « réfractaire » (p.212) et plus loin, pour enlever à ce mot toute sa charge sémantique, il la qualifie de « réfractaire rentrée dans le rang » ! Il faut savoir ce que le mot dignifie : un(e) réfractaire est quelqu’un qui résiste, qui refuse de se soumettre. Voilà ce qu’Isabelle Eberhardt était. De plus, la suite du passage ne laisse aucun doute sur son comportement :
« trouver quelqu’un qui soit vraiment soi, qui est hors de tout préjugé, de toute inféodation, de tout cliché, et qui passe à travers la vie aussi libéré de tout qu’un oiseau dans l’espace, quel régal… ». Si hors
de toute inféodation et aussi libéré qu’un oiseau dans l’espace ont
un sens, ce n’est certainement pas celui que leur donne Khelifa Benamara.

 

En ce qui concerne le témoignage de l’anarchiste, on le qualifie d’extrapolation. D’abord, relevons deux erreurs dans la biographie : Isabelle Eberhardt n’a jamais rencontré ersonnellement Ernest Girault, mais un certain Polin et celui-là n’est venu qu’une seule fois en Algérie et avec Louise Michel (ce que les biographes de la célèbre anarchiste lui reprochent). Pourquoi détourner le sens de la requête de l’écrivain auprès de Polin : Isabelle Eberhardt a très bien pu rencontrer celui-là au cours de décembre 1903, au retour justement de son premier séjour. Et rien n’indique que ce fut avant celui-ci. Et contrairement à ce qu’écrit Khelifa Benamara, je continue à explorer cette piste et je ne l’ai pas abandonnée (je ne connais d’ailleurs personne d’autre qui s’y intéresse) et ce n’est que dans son esprit qu’elle est une impasse. Maintenant, il tient à tout prix de faire d’Isabelle Eberhardt une espionne, et de présomptions, de dépréciatifs à la limite de l’insulte (« jeter son dévolu sur Slimène», p. 225). A mes yeux et contrairement à ce qui est écrit, Isabelle n’était pas « une écervelée » (p.125) ni même « une fofolle » (p.110).

 

Une autre distorsion biographique se trouve dans « Pour ce qui est
du Tafilalet, il est convenu d’y laisser aller Isabelle si les circonstances
le permettent
» (p.209) Or pour qui sait lire, cela est tout simplement faux. L’idée d’aller dans cette région est née de la rencontre à la zâouïa de Kenadsa, en juillet, avec un Berbère qui y a ramené le troupeau volé. Isabelle Eberhardt y renonce en grande partie, justement parce qu’elle n’en avait pas informé les autorités. Au dernier chapitre « Départ » de Sud-Oranais, quand le Berbri El Hassani lui dit : « Réfléchis, Si Mahmoud […] tant qu’il est encore temps de te décider pour ce voyage », elle écrit : « La tentation est bien forte, et j’ai failli y succomber. Mais partir ainsi sans autorisation supérieure, sans même avertir personne ! » (pp.226-227). Alors je voudrais bien savoir où se trouve la concertation préalable ?

 

Il y a bien d’autres affirmations de cet ouvrage que l’on pourrait infirmer, par exemple la soi-disant emprise du lieutenant Berriau sur Isabelle, alors qu’elle a eu de bonnes relations avec le lieutenant Paris. Maintenant, je tiens à rassurer K. Benamara : André Le Révérend, auteur d’une thèse de Doctorat d’Etat et de plusieurs ouvrages sur Lyautey (dont celui-là en signale un), a avoué n’avoir jamais trouvé aucune preuve sur une utilisation d’Isabelle Eberhardt par Lyautey ; pourtant, c’est le meilleur connaisseur de ce personnage et celui qui a pris connaissance de toutes les archives, même privées. D’autre part, K. Benamara s’étonne que la question de l’espionnage soit traitée en quelques lignes par Edmonde Charles-Roux, dans sa volumineuse biographie. Si elle l’a fait aussi rapidement, c’est qu’elle n’a trouvé rien de consistant sur le sujet. Après la parution de son Nomade j’étais (éd. Grasset, 1995), je lui adressé une analyse d’une dizaine de pages et je connais assez l’écrivaine pour savoir que son désir de vérité ne lui a jamais fait envisager la moindre envie de dissimulation. Jeter la suspicion sur quiconque n’abonde pas dans le sens de vos idées n’est pas honnête.

 

Pour en terminer, souhaitons que ceux qui veulent écrire sur Isabelle Eberhardt prennent d’abord soin de s’informer de son œuvre, de distinguer ce qu’elle a écrit de ce que d’autres ont ajouté. Ainsi est-il faux de reproduire la fin imagée de Victor Barrucand dans Sud-Oranais, qui après « le grand charme d’il y a un mois s’est évanoui » a ajouté une note romantique : « Alors, rageusement, pressant les flancs de ma jument blanche, je m’élance dans un galop fou, et le vent du désert tarit mes yeux humides… ». Pourtant, mon édition critique de Dans l’ombre chaude de l’Islam a déjà signalé cet ajout. D’autres passages cités dans I. E. et l’Algérie – et que nous avons déjà incriminés – ne sont nullement de sa plume. Par exemple le chapitre « Réflexions du soir », en conséquence, il n’y a chez l’écrivain aucun « vieux écho de panthéisme » (p.175). A la page 166, l’auteur reproduit également un passage profondément modifié par le même Barrucand au sujet de la pépinière d’Aïn-Safra. Le chapitre « Esclaves » n’existe plus dans le manuscrit et pour toutes ces pages 153 au milieu de la 158 (mis à part
la 2º moitié de la p. 154), on ne dispose plus que de ce que le premier éditeur a remanié (chapitres : « Entrée à la zâouïa », « Vie nouvelle » (deux divisions crées par V.B.), « Petit monde des femmes » et « Esclaves »). D’ailleurs, les trois lignes finales du dernier chapitre, qui ont survécu et que j’ai exhumées, sont en contraction avec ce que V. Barrucand a livré et l’entache de suspicion, donc on ne peut pas conclure du caractère raciste de l’écrit original.

 

Tout ce qui est excessif n’est pas digne d’intérêt et l’ouvrage de Khelifa l’est assurément. A part les trois parties citées, le reste est pétri de trop de certitudes, de trop d’allégations, de trop d’incises dépréciatives et même parfois de malveillance. Dommage qu’il ait cru devoir honorer de telle manière celle qui repose dans un         cimetière de sa ville et si prés de ses propres parents !

les études islamiques N° 11, juin 2007

 


*. Docteur es lettres.

[1]. Fasquelle, avec comme co-auteurs Isabelle Eberhardt et Victor Barrucand, néanmoins l’ouvrage est sorti en fin 1905 et annoncé par la biographie de la France, 1905, n° 12944.

[2]. Editions du Chêne, 2003.

[3]. Soit « Joies noires » (reproduit dans le tome II), « Sidi Bou Tkhil », « Tirailleurs », « Tiout », « Aïn-Séfra » et « Sfissifa ».

[4]. Soit « Souffles nocturnes », et « Vision de nuit ».

[5]. Soit « En marge d’une lettre », « Musiques de paroles » et « Puissances d’Afrique ».

[6]. Cf. Ecrits, I, p. 436.

[7].  Cf. Ecrits intimes, p. 74, petite bibliothèque Payot.

[8]. Dans l’ordre, ce sont « Vers Béchar », « Béchar », « Petit monde de femmes», « Esclaves », « Seigneurs nomades », « Massaoud », « théocratie saharienne », « Vision de nuit » et « Souffles nocturnes » ; c’est l’interruption de la pagination originelle qui permet de les situer, ainsi que quelques courts passages qui ont survécu pour deux d’entre eux, « Esclaves » et « Souffles nocturnes » (dernier chapitre non reproduit par l’édition de Huleu et Delacour.  Notre édition critique va paraître chez Dar-el-Gharb d’Oran.

[9]. Cf. Sud-Oranais, chap. « Message » p. 167.

[10]. Ibid. p. 108.

[11]. Cf. 1954. La guerre commence en Algérie, éd. Barzakh.

 

 

 

 

 

 

Isabelle Eberhardt et la sempiternelle question d'espionnage

(réponse à M. Rochd)

 

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Dans son article Hommage : un siècle après la disparition d'Isabelle Eberhardt, paru dans le N° 11 de la revue du Haut Conseil Islamique, Les Etudes Islamiques, M. Rochd a pris la peine de consacrer plus de 8 pages à la critique de mon ouvrage intitulé Isabelle Eberhardt et l'Algérie (Barzakh - Alger - 2005).

Que l'on me permette, avant d'entrer dans le vif du sujet, de citer un passage de mon livre (p. 224) se rapportant à M. Rochd, chose qui permettra, je pense, d'avoir une plus juste idée de la perspective dans laquelle se situe le débat : " Nous respectons M. Rochd pour sa patience infinie et la somme d’efforts, consentis durant plus de vingt ans, dans la recherche et la mise au point des textes originaux d’Isabelle. Nous respectons le concitoyen, le coreligionnaire d’origine européenne, qui a changé de nom, s’est converti à l’Islam, a fondé une famille et a vécu dans le sud-ouest toute sa carrière de professeur... Mais il apparaît que, pour ce point précis (connaissance d'Isabelle), le chercheur objectif ait cédé la place à l’homme qui, ayant un destin presque parallèle à celui d’Isabelle, n’a pas hésité, dans un mouvement d’indulgence, à absoudre la jeune femme de tout pêché d’espionnage. Sinon, comment comprendre qu’il puisse affirmer qu’Isabelle n’a joué aucun rôle dans le programme de Lyautey ". En outre, je tiens, au nom de mon éditeur, à présenter mes excuses à M. Rochd, pour l'omission de son nom dans la partie bibliographique de mon ouvrage  - ce que je crois être une simple négligence au moment de la mise en forme - et dont je n'ai pris connaissance qu'après sa parution. Enfin, au nom de mes concitoyens, je réitère mes remerciements à M. Rochd pour avoir sauvé de l'oubli le texte de Sidi Boutkhil.

M. Rochd s'est appesanti sur des détails subsidiaires – sur lesquels je réponds point par point plus loin – en évitant soigneusement de parler de l'essentiel, à savoir le problème sensible de l'espionnage, qu'il ne fait qu'effleurer en signalant que je m'étonne que cette question soit traitée en quelques lignes par E. Charles-Roux.

Pourtant tout est là ! On ne peut, dans le cadre de cet article, revenir longuement sur la question de l'espionnage, laquelle a été traitée dans mon ouvrage (p. 179 à 233). Qu'il suffise de savoir que je reprends les détails des déplacements d'Isabelle dans le sud, que je souligne le fait primordial qu'il n'y a pas de trace écrite prouvant l'implication de la jeune femme – Lyautey ayant fait le vide derrière lui –, que je montre la méthode utilisée par les services de renseignements du territoire sous autorité militaire avec les agents occasionnels et que j'expose sereinement les opinions des auteurs, partisans ou adversaires de la thèse d'espionnage, pour dire à la fin, ce que, à mon sens, il fallait en penser.

Je souligne l'exagération de l'anglaise C. Mackwort, qui a voulu, à tout prix, faire d'Isabelle, une redoutable espionne à l'égale de Lawrence ou de Mata Hari, et rapporté les positions des deux partisans de la thèse contraire, à savoir qu'Isabelle est blanche comme neige : E. Charles-Roux et M. Rochd. Pour la première, je note que le problème d'espionnage est expédié en 6 lignes dans un ouvrage qui compte près de 600 pages sous prétexte qu'il n'y a pas de preuve ; je développe mes arguments et me pose la question, compte tenu du fait que c'est son grand-parent Jules Charles-Roux qui a recommandé Lyautey pour le poste d'Aïn-Séfra (c'est elle-même qui le rappelle – N. j. p 459)), si elle ne s'est pas abstenue volontairement de creuser ce volet de la vie d'Isabelle. Pour M. Rochd, la cause est entendue : il n'y a rien à reprocher à Isabelle. Pourtant, et je le souligne (p. 225), lui-même écrit en 1991 qu'elle conversait " librement avec le général et ses adjoints " qui ont très probablement tiré " profit " de ce qu'elle disait.

Bref, mes conclusions sont que, en ce qui concerne le problème d'espionnage, on ne peut en accuser Isabelle pour ce qui est du territoire algérien, mais qu'elle s'en est rendue coupable, de façon directe ou indirecte, lors de ses deux déplacements à Figuig et de son séjour à Kenadza – l'on pourra toujours rétorquer qu'en tant que reporter, elle était obligée de collaborer avec l'armée qui lui a donné les autorisations de déplacement. Quant à la propagande, Isabelle l'a toujours pratiquée auprès des Algériens, à Aïn-Sefra et Beni Ounif, et même lorsque, auparavant, elle était en mauvais termes avec l'armée, comme à El Oued, ou avec les colons, comme à Tenes, car, à l'époque, l'idée d'émancipation dans le cadre de la domination française était largement répandue.

Il apparaît que certains s'accrochent encore à l'image d'une Isabelle Eberhardt sans tache et sans reproche. L'histoire de cette jeune femme n'est qu'une goutte d'eau dans notre histoire, trois fois millénaire, et nous n'allons pas en faire une affaire d'état. Beaucoup d'eau a coulé sous les ponts et l'Algérien d'aujourd'hui, débarrassé de tout relent de paternalisme culturel, n'a plus à tenir compte d'une vision des choses imposée par ceux qui ne semblent pas se rendre compte que l'Algérie de Papa, c'est terminé. Nous avons là une écrivaine qui, comme tout être humain, a des défauts et des qualités et qui fait partie de notre patrimoine. Mais nous voulions savoir, par devoir pour les chercheurs de demain, pour tenter, comme je l'ai écrit à la fin de mon ouvrage, de dépasser notre nationalisme chatouilleux, et accepter la coreligionnaire, la concitoyenne, qui a abandonné la Suisse pour venir, chez nous, embrasser l'Islam et adhérer à l'ordre mystique le plus prestigieux du monde musulman, accepter et redécouvrir sereinement l'écrivaine sensible qui, la première, a su poser un regard différent et restituer avec une grande authenticité l'âme des plus humbles Algériens de la période coloniale (pour l'exposé de la réponse à M. Rochd, il est possible de consulter le site http://algerie.x00it.com/fr-Ain-Sefra.htm)

Venons-en au fait :

I – M. Rochd écrit que, pour moi, " Isabelle se comporte comme une citoyenne française et même… comme un ardent défenseur de l'entreprise coloniale de son pays d'adoption ! Tout cela est affirmé haut et fort sans pour cela être soutenu par des preuves ".

Mais cela est ! Il suffit de revenir à mon texte qui confirme en maints endroits cette attitude de la jeune femme : je mets de côté les interviews recueillis à Aïn-Séfra et Beni Ounif et je me rapporte, par exemple, aux termes utilisés dans les textes de la jeune femme du sud-oranais (p. 160) : Elle donne la parole aux soldats d’origine algérienne (mokhazni, spahis, goumiers, tirailleurs…) pour qui les résistants, avec Bouamama en tête, ne sont que " les voleurs, les bandits, el khian ". Ces collaborateurs " n’éprouvent aucune répugnance à combattre les pillards… les coupeurs de routes ". Les Mokhazi " ne parlent que de brigands…". Ce n’est pas une population en guerre contre l’occupant, non, c’est un " pays sillonné de bandes affamées, tenues comme des troupeaux de chacals guetteurs dans les défilés inaccessibles de la montagne ". Mais c’est dans le domaine journalistique (p. 161) que se révèlent le tournant décisif de la pensée d’Isabelle et l’extrême influence de Lyautey. L’article du 30 novembre 1903 montre l’exemple frappant du journaliste qui outrepasse les limites de son travail, rompt avec l’esprit d’objectivité et devient un simple valet du pouvoir. Isabelle n’est plus l’observatrice impartiale d’une armée étrangère qui s’installe sur un sol défendu par ses habitants. Elle a désormais partie liée avec le camp le plus fort, elle fait du zèle, devient plus royaliste que le roi. L’adjectif possessif le montre bien, Isabelle s’oublie et, comme Lyautey, s’identifie à la France. Elle fait ouvertement le panégyrique du général et l’apologie de la domination éclairée. C’est un texte surprenant… un texte qui paraît avoir été dicté par Lyautey lui-même : " …toutes ces fractions hostiles voient d’un mauvais œil notre installation à Béchar… actuellement, nous sommes obligés de tout faire nous-mêmes, par nos seules forces… seule une organisation rapide des territoires acquis amenant une ère nouvelle de prospérité peut légitimer aux yeux de la raison et de l’équité notre marche en avant dans les régions désertiques… la paix, la sécurité, sont les premières conditions de tout progrès…"

Je rappellerai ceci : alors qu'elle n'est pas encore française, Isabelle écrit dans sa déclaration de juin 1901 qu’elle a défendu de toutes ses forces " feu le naïb d’Ouargla Sidi Mohamed Taïeb, mort glorieusement sous le drapeau tricolore, contre les accusations de quelques musulmans… qui accusaient le naïb d’avoir trahi l’Islam en installant les Français à In-Salah ". Dans son Journalier, à la date du 1er août 1901, elle écrit : " Pourquoi ne suis-je pas partie, comme je le voulais, avec Sidi Mohammed Taïeb, pourquoi ne suis-je pas allée mourir à ses côtés à Timimoun ? ", ce dernier ayant été tué par les résistants algériens alors qu'il était au service de la France. E. Charles-Roux  note même qu'il était " vêtu du burnous rouge des aghas qu’il venait tout juste de recevoir des mains de M. Jonnart, avec une croix de la Légion d’honneur ". En avril 1903, dans son texte adressé à La Petite Gironde Isabelle écrit que " partout ",  elle s’est " attachée à expliquer à ses amis indigènes… que, pour eux, la domination française est bien préférable à celle des Turcs et à toute autre ".

Enfin, M. Rochd lui-même, dans son livre (Isabelle Eberhardt… - ENAL -Alger - 1991) écrit qu'au sujet de la domination française, Isabelle " donne l’impression de ne pas avoir eu une idée bien claire sur le problème… Il y a une série d’écrits -- ceux qui devaient constituer son œuvre Impressions du Sud-Oranais -- dans lesquels elle semble adopter le point de vue de l’occupant. Ce dernier apporterait la paix et la sécurité, la prospérité à la région conquise face à l’anarchie… Que dire de l’approbation qu’elle semble donner quand un résistant comme Bou-Amama est traité de " vieux détrousseur, de misérable imposteur, de fils de brocanteur… " Si Mahmoud…n’a pas compris le vrai sens de la lutte…Même si, lorsqu’elle écrivait Sud-Oranais elle avait compris de quel côté se trouvaient les vrais méfaits… aurait-elle pu le dire ? Je ne le pense pas. De plus, dans cette dernière situation, il ne semble pas qu’elle l’ait compris…". Ces propos ont-ils besoin de commentaires ?

2 – M. Rochd écrit : " réglons d'abord le compte à la prétendue assertion qui prétend qu'Isabelle était appelée Mahmoud par les gens. Tout dans son œuvre prouve que les contemporains l'ont toujours nommée Si Mahmoud ".

On ne sait s'il y a chicane sur le Si ou sur le féminin de Mahmoud. En tous cas, dans la réalité, les gens, notamment à Aïn-Séfra, la nommaient Mahmouda, et même avec une note péjorative. Il est vrai, cependant, que dans les documents, on ne parle que de Si Mahmoud.

3 – M. Rochd écrit : " A propos de son déguisement et de son parler arabe, l'auteur (K. Benamara) soutient : " elle peut leurrer un européen mais pas un autochtone. Pourtant Isabelle a bien leurré le cheikh de la zaouïa de Kenadza".

Je maintiens qu'Isabelle parlait et écrivait un mauvais arabe et qu'elle ne pouvait leurrer un algérien. J'en ai donné les raisons (p. 98 : sabir laborieux où se mêlent le Annabi, le Tounsi, le Soufi, le Dziri…, accent, manie de trébucher sur des mots et certains phonèmes…). Elle n'a pas du tout leurré le cheikh de Kenadza puisqu'il savait parfaitement qu'il recevait, non pas un taleb tunisien, (de la frime grossière) mais la femme journaliste dont Lyautey lui avait parlée à Kenadza même lorsqu'il était venu lui rendre visite, un mois auparavant, avec le député d'Oran, Etienne.

4 – M. Rochd qualifie d'affirmation gratuite le passage où je signale que son travestisme mettait Isabelle dans l'impossibilité de fréquenter les mosquées à El Oued.

J'ai écrit (p. 57) qu'à El Oued, Isabelle était dans une situation ambiguë puisqu'on savait que c'était une femme qui fréquentait un spahi. En conséquence, elle ne pouvait prier avec les hommes à cause de sa qualité de femme, ni avec les femmes à cause de son accoutrement d'homme. D'ailleurs, elle ne donne pas de description de mosquées d'El Oued, comme à Annaba et Alger. Par contre, à Kenadza, Isabelle a fréquenté la mosquée, d'abord parce qu'elle n'avait pas attiré l'attention sur elle, ensuite parce qu'elle vivait en recluse et presque en semi-détention, enfin, parce qu'elle était sous la protection du puissant cheikh de ce petit état théocratique.

5 – M. Rochd a été choqué (c'est son terme) en lisant dans mon livre que le comportement excentrique d'Isabelle, ignorante des us et coutumes, perçu comme une attitude provocante, ait contribué, d'une certaine façon, à son agression (p. 109)

Ce que je confirme encore par ce passage : " Tidjanya, aussi bien que certains Qadrya et autres musulmans, n’ont pas gobé le fait que cette étrangère aux allures libres, consommant de l’alcool et du kif, courant les dunes à toutes heures, fasse partie d’un ordre religieux respectable ".

6 – A propos de la faculté de médecine de Genève qu'Isabelle n'aurait pas fréquentée.

J'ai effectivement écrit qu'Isabelle la fréquentait en sachant pertinemment qu'elle n'y était pas inscrite, puisque la jeune femme n'a même pas été inscrite dans une école primaire. Je voulais dire qu'elle fréquentait les lieux et surtout les étudiants Shalit et Vera ainsi que le médecin Christidi.

7 – A propos de l'arabe qu'elle aurait appris en 1895 et non en 1894.

Sachant qu'Isabelle a écrit :" Qui aurait dit au mois de janvier 1895, quand nous trimions ensemble… sur les bouquins maghrébins, sur les versions Zouaoua de Bel… etc (cité par E. Charles-Roux, D. O. p. 136), et ayant moi-même sué sur des versions latines, j'en ai déduit qu'elle a commencé à apprendre l'arabe et le kabyle au moins quelques temps avant janvier 1895.

8 -  A propos du suicide de Vladimir auquel aurait participé Isabelle.

Je maintiens, comme je l'ai écrit (p. 28) qu'elle était absente. E. Charles-Roux pense de même, qui écrit : " le désespoir d'Isabelle s'aggravait du fait qu'elle était absente au moment du drame".

9 – M. Rochd écrit : " l'écriture d'Isabelle ne doit presque rien à Lydia Pachkov "

Nous notons le mot presque. Nul ne peut nier qu'Isabelle se soit inspiré du style de vie et d'écriture de cette personne, même si elle devait, il est vrai, s'en démarquer nettement par la suite.

10 – A propos de l'interdiction par les militaires d'aller à Ouargla dont je n'aurais pas parlée.

Cette remarque n'a aucun sens puisque je reste dans l'expectative en écrivant (p. 48) : " On ne sait si on lui refuse l'autorisation d'aller à Ouargla comme l'écrivent certains auteurs ou si, en s'éloignant de l'Europe et de Delahaye, elle avait changé d'avis en cours de route. De son côté, Isabelle écrit (cité p. 49) : " Ce soir, si on ne s'y oppose pas, je partirai pour El Oued ".

11 – A propos de la mutation de Slimane à Batna et non à Marseille.

La remarque de M. Rochd n'a aucun sens puisque j'écris, (p. 103), qu'il est muté à Batna. Plus tard, il sera muté à Marseille.

12 – M. Rochd écrit : " K. Benamara omet aussi de préciser qu'Isabelle Eberhardt est arrivée à El Oued, en 1899, au crépuscule, moment essentiel…"

La remarque de M. Rochd n'a aucun sens ; il a omis de lire cette phrase (p. 35) : Elle arrive à la célèbre ville des coupoles juste avant le crépuscule et c'est l'éblouissement ".

13 – A propos de la question de conversion d'Isabelle que j'aurais traitée trop vite.

M. Rochd sait mieux que quiconque qu'il n'y a pas de sources fiables connues pour la traiter autrement. J'ai écrit : " Nous ignorons la date exacte – Juillet ? Août 1897 ? – à laquelle Isabelle devint musulmane " à partir du fait qu'au printemps de cette même année, elle a confié, par écrit, à Ali Abdelwahab, sa forte attirance pour l'Islam (p. 23 et 24). Par ailleurs, tout porte à croire que son texte Silhouettes d'Afrique, paru en mars 1898 (p. 25), et parlant d'un " Mahmoud El Mouskouby, Le Moscovite, étudiant à Annaba… attaché pour jamais à la terre étrange du Dar El Islam ", rapporte, sous une forme romancée, sa conversion.

14 – D'après M. Rochd, Bouamama se révolta parce qu'il savait que les Français allaient s'installer à Aïn-Séfra.

Il faut connaître le pays pour savoir que l'aire d'évolution des Ouled Sidi Cheikh, et en particulier celle des Ouled Sidi Tadj, tribu à laquelle appartient Bouamama, est située beaucoup plus au sud d'Aïn-Séfra (entre Moghrar Tahtani et Oued Namous). Par ailleurs voilà ce qu'en disent, en substance, Les Documents… officiels collectés par De La Martinière : l'idée d'une création d'un poste dans le sud – on hésitait entre Tiout et Sfissifa – a été étudiée, certes, au début de l'année 1881, mais il n'y eut aucune suite. C'est après l'insurrection de Bouamama qu'on reprit l'idée d'un poste permanent avec la prolongation du chemin de fer.

15 – A propos de mon assertion selon laquelle Lyautey pouvait communiquer directement avec le ministre.

La plupart des sources concernant Lyautey parlent de cette exigence du général à pouvoir communiquer directement avec son ministre. Je me contenterai de citer un extrait du livre de A. Maurois (Lyautey – Hachette – Paris – 1939), son contemporain : " Je veux (Lyautey) avoir sous mes ordres tous les services… Je veux… pouvoir correspondre directement par télégramme avec le ministre de la guerre sans avoir à passer par la division d'Oran qui transmettrait à Alger ". Il est fait également mention de télégrammes adressés directement d'Aïn-Séfra à Paris dans les Lettres… du général (ex., 31/07/1904)

16 – M. Rochd : " Selon lui (K. Benamara), c'est au cours du rapide voyage de février 1904 que tout a été arrangé entre Lyautey et Isabelle Eberhardt en " ce qui concerne ses futures missions ".

A propos du voyage-éclair d'Isabelle et son directeur, Barrucand, en février 1904, j'ai écrit (p. 189) qu'il est curieux de les voir se taper 2000 km, plus de 48 heures, dans un train vétuste pour passer deux nuits (à Aïn-Séfra et Figuig). Après avoir participé à la réception organisée par Lyautey avec les Beni Guil, ils sont allés, sur recommandation du général, jusqu'à Figuig, 140 km plus au sud, pour prendre la température de l'autre côté de la frontière, après le traité signé avec cette tribu marocaine. Cette réunion d'Isabelle avec le général, ainsi que celle de celui-ci avec le cheikh de la zaouïa de Kenadza fin avril 1904 (p. 191/193) renforcent la conviction que la future mission de la jeune femme a été programmée bien avant le départ d'Isabelle à Kenadza.

17 – M. Rochd s'offusque de mon expression (p. 212) où je qualifie Isabelle de réfractaire, certes, mais réfractaire rentrée dans le rang, au contact de Lyautey.

Simplement parce qu'elle avait épousé à fond la théorie du général, ainsi que celle de son directeur libéral, de domination éclairée. Elle ne s'en cachait pas d'ailleurs, ni dans ses déclarations ni dans ses entretiens avec les Algériens qu'elle côtoyait (se reporter au premier point ci-dessus pour les déclarations d'Isabelle)

18 – M. Rochd écrit qu'Isabelle " n'a jamais rencontré Girault ".

Ce serait alors Ernest Girault qui ment puisqu'il l'affirme dans son ouvrage (p. 22, passage repris dans mon livre p. 226); à moins que M. Rochd parle d'un Etienne Girault (comme il l'écrit dans son livre, p. 60), lequel n'a jamais existé. J'ajoute (p. 227) qu'il est heureux qu'ils ne se soient pas rencontrés (à Ain-Séfra) car pour Girault, venu spécialement dans le sud, et il l'écrit en toutes lettres, la révolte des autochtones est une " révolte justifiée ". Là où Isabelle voit paix, sécurité et prospérité, lui ne voit qu'une " exécrable domination " des militaires qui pèsent sur les " tribus affamées et tyrannisées ", des " populations sous la botte du soudard ". On ne peut mesurer l'abîme qui sépare le libertaire sincère de la jeune femme.

19 – Pour M. Rochd, l'idée d'aller au Tafilalet (sud-marocain) n'est venue à la jeune femme que lorsqu'elle était à Kenadza, en Juillet.

Ignore-t-il ou passe-t-il sciemment sous silence l'article de la Dépêche Algérienne du 01/04/04 annonçant qu'Isabelle " s'efforcera de pénétrer au Tafilalet" ainsi que les Notes…(p. 344) de Barrucand, son directeur, qui note qu'elle avait " l'intention de pousser aussi loin qu'elle pourrait et autant que possible jusqu'au Tafilalet" ?

 

Khelifa Benamara

Aïn-Séfra, le 31/12/08

Interview de l'écrivain Bénamara Khelifa (par Blog Azben)

-Vous êtes en passe de devenir le spécialiste de l'histoire du sud-ouest algérien. Vos différents écrits peuvent attester cette assertion. Mais auparavant, vous avez été l'auteur de plusieurs oeuvres de fiction, je cite par exemple La gangrène ,La mue et La parole étranglée. Comment expliquer cette reconversion, cette mue?

 

Spécialiste, c’est beaucoup dire. Je n’ai pas reçu de formation d’historien. Mais grand amateur, oui. J’ai toujours eu du goût pour les lettres et l’histoire. Cependant, le chemin qui m’a mené à l’histoire régionale est  assez particulier me : au milieu des années 1980, un vieux nomade de la région m’aborde et   parle d’un certain Mohammed Ould Ali, resté résistant 20 ans après l’insurrection du Cheikh Bouamama, et qui fut décapité par les Français. Je ne le crus pas mais promis de faire des recherches. Et, surprise, je mis la main sur des rapports d’opérations et des correspondances  qui confirmèrent le fait.  J’entrepris aussitôt de mettre par écrit l’histoire. C’était très mince et, placé dans le contexte de la vaste entreprise de pénétration française, cela apparaissait comme un simple détail. J’en touchais un mot au directeur des éditions de l’ENAL – c’était l’époque où allait paraître La Parole Etranglée – qui me répondit qu’eux-mêmes avaient des difficultés à vendre des livres sur l’Emir Abdelkader, alors, lorsqu’il s’agit d’un vague résistant du sud… Mais comme j’y tenais, je décidai d’écrire quelque chose qui ferait ressortir l’histoire de ce résistant en la reliant, pour donner l’envergure à l’ouvrage, à la résistance algérienne depuis ses débuts et surtout à celle de l’Emir Abdelkader. Enfin, pour ne pas lasser le lecteur, d’étoffer le texte et le placer dans un cadre romantique. Ce qui a donné naissance au livre Le Songe et le Royaume. Et c’est au cours de mes investigations, puisqu’il me fallait remonter jusqu’à l’époque carthaginoise, que m’apparut la nécessité de dépoussiérer l’histoire du sud-ouest pour qu’elle occupe la place qui lui revient dans l’histoire nationale. Dès lors, non but devint évident : il fallait traquer les informations à travers les archives, monographies, études disponibles… et aller sur le terrain pour accéder aux manuscrits et aux sources orales. Ce fut ainsi que furent édités le 1er tome de l’Aperçu Historique du Sud-Ouest et La Saga des Boubekria.

 

- Deux protocoles d'écriture différents, vous conviendrez. Dans le premier registre, vous aviez plus de latitude et plus de liberté; dans le second, en revanche, la rigueur de la documentation et la recherche de la vérité vous imposent une discipline qui exclut toute fantaisie et inhibe toute imagination. S'atteler à écrire l'Histoire ne mutile-t-il pas le romancier, le conteur d'histoires que vous êtes?

 

– La rigueur ! Ah, oui, il m’en a fallu du temps pour l’apprendre, ainsi que la recherche de l’objectivité et le doute systématique appliqué à toute source. Le style même s’en ressent puisqu’il perd de sa fluidité. Ce ne fut pas de gaîté de cœur que j’ai entrepris ce travail, de prime abord, fastidieux. Mais, le temps aidant, et malgré une imagination tenue constamment en bride, j’avoue qu’il m’arrive de ressentir de grandes satisfactions. En tout cas, oui, je suis, en un certain sens, mutilé, et j’ai hâte de terminer les travaux de recherche projetés pour revenir, je l’espère, à mon recueil de nouvelles.

 

-"Le songe et le royaume", votre roman historique est un compromis entre les deux postures, celle du romancier et celle de l'historien. Mariage heureux, s'il en fut. Ne pensez-vous pas  justement que la sécheresse de l'écriture de l'Histoire, cette sorte de procès-verbal de la mémoire, a besoin de la sève de votre verve pour la rendre plus lisible, plus crédible?

 

– En ce qui me concerne, Le Songe et le Royaume est le trait d’union qui relie le roman à l’histoire. Mais si vous y regardez de plus près -- et cela m’a valu plusieurs critiques de la part des tenants d’une histoire apologétique --, je me suis permis, tout en respectant fidèlement les grands événements et les dates, de prendre certaines libertés concernant les personnages. Pour l’Emir Abdelkader, par exemple, nous ne voyons plus un héros légendaire juché sur un piédestal, hermétique et inaccessible, mais un simple mortel, avec des qualités et des défauts, qui savoure les petites joies de l’existence, en proie à des hésitations et qui se livre à des examens de conscience. Ceci pour éviter que l’œuvre soit trop rébarbative. De toutes façons, celui qui n’éprouve pas le besoin de connaître son passé et les conditions d’existence de ses devanciers trouve toujours la lecture d’une œuvre historique assez ardue. Ceci étant, il est sûr que lorsque l’histoire se coule dans un moule romanesque, elle conserve la même crédibilité mais devient effectivement plus lisible, plus facile à digérer, voire plus mémorisable.

 

-  Cette citation de Proust: "La vérité suprême de la vie est dans l'art" a un rapport avec notre propos. Vous, qui avez abandonné l'habit brodé du romancier pour endosser le manteau  sobre de l'historien, où situez-vous la vérité, chez le premier ou chez le second ?

la vérité, qui est toute relative, ne l’oublions -pas, se trouve apparemment chez l’historien. C’est là une vérité brute, balisée par des critères rigoureux au-delà desquels on ne peut passer outre sous peine de tomber dans un panégyrique mesquin. N’est permis au romancier, lorsqu’il s’en empare, que la faculté, en tant qu’artiste des mots, de l’étoffer, de l’enjoliver, de la remodeler à sa guise, jusqu’au seuil fatidique qu’il ne peut franchir sans la défigurer ou sans en entamer la substance.

Peu ou Prou…st:- Maintenant, si vous  voulez bien vous prêter au jeu du questionnaire de Proust.

-Volontiers!

- Quels sont vos héros dans la fiction?

- les héros accessibles dont on connaît les vertus mais également les   faiblesses.

-Quels sont vos héros dans la vie réelle?

Les héros anonymes qui, humblement et dans la discrétion, tels les ouvriers   et les paysans, produisent la richesse des nations. D’ailleurs, le roman La Parole Etranglée , est dédié à ces gens-là.

-Quels sont vos compositeurs préférés ?

Pas de compositeurs en particulier mais des musiques, surtout celles où on y décèle des huitièmes de ton.

-Quel est votre principal défaut?

l’égoïsme, hélas!

publié par Blog de Azben